Comment l’éducation populaire peut-elle lutter contre l’extrême-droite ? (et comment reconnaître l’extrême-droite?)

 

Un des rôles historique de l’éducation populaire devrait être de produire une éducation qui démythifie les discours d’extrême-droite.

Cela implique de mettre en lumière ce qui caractérise l’extrême-droite et sa pédagogie mythifiante. Ce texte est donc une contribution à la lutte contre l’extrême-droite.


- Qu’est-ce que l’éducation populaire ?

L’éducation populaire n’a pas de définition stable. Cependant, elle peut être considérée comme désignant des mouvements d’éducation, hors cadre scolaire, qui ont une visée émancipatrice. Or nous allons montrer que l’extrême-droite est justement ce qui se situe à l’antinomie de ces mouvements d’émancipation.

Il faut également souligner que l’éducation populaire, telle que nous la concevons, ne doit pas être inféodée ou liée à une force politique partidaire. En revanche, elle doit porter un projet d’émancipation sociale.


- Le cœur de l’extrême-droite : un projet discriminatoire

On entend souvent dire que l’extrême-droite a changé. Si la notion d’extrême-droite reste pertinente, il nous semble que souvent les définitions qui en sont donnés par les politistes se perdent dans des caractéristiques qui ne nous semblent pas centrales pour caractériser cette mouvance. On parle par exemple d’autoritarisme ou/et d’hostilité à la démocratiei.

Ainsi, il arrive qu’on prenne comme un des critères d’identification de l’extrême-droite qu’il s’agit d’un mouvement qui vise à instaurer un régime politique autoritaire. Or il peut y avoir des régimes autoritaires qui ne sont pas d’extrême-droite. Certains comme l’essayiste Marcel Gauchet vont jusqu’à affirmer qu’un parti comme le RN ne serait pas d’extrême-droite car il défend le recours au référundum.

Il y a pour le dire clairement beaucoup d'enfummage au sujet de l'extrême-droite. L'un de ces enfumages est l'usage de la notion de populisme (et d'impolitique qui lui est associé par certains auteurs) qui occupe beaucoup de place dans le débat public pour désigner différents courants politiques actuellement. La notion de populisme devrait être utilisée avec beaucoup plus de parcimonie et mieux distinguée du césarisme. 

Certes, l’extrême-droite a changé (c’est pour cela que l’on doit se concentrer sur le coeur de son projet) et en même temps n’a pas changé (le coeur est toujours le même). Le coeur de son projet, qui peut s’allier certes avec d’autres dimensions, est un projet discriminatoire.

En effet, imaginons, une société où un parti prenne le pouvoir de manière démocratique, et en s’appuyant sur des référendums réguliers avec un vote à la majorité simple, en arrive à édicter une législation discriminatoire contre une minorité, puis dans la continuité se propose par exemple d’expulser cette minorité de son territoire. Imaginons que ce projet s’appuie sur des institutions démocratiques, avec des votes à la majorité parfaitement respectés, est-ce qu’il ne faudrait pas considérer qu’il s’agit d’un régime d’extrême-droite alors même que ce régime imaginaire respecte les institutions démocratique ? A notre avis, il s’agit bien d’un régime d’extrême-droite et c’est le projet politique discriminatoire qui en constitue le coeur. On ne voit pas comment un régime dont le projet politique serait discriminatoire pourrait être autre chose que d'extrême-droite, même si ce projet ne s'accompagne d'aucune autres caractéristiques que les politologues accolent à l'extrême-droite habituellement.  

De ce fait, l’idée qu’il faut combiner différents critères pour identifier l’extrême-droite, nous semble faux. L’extrême-droite se caractérise par un projet fondamental : un projet politique discriminatoire. Ce projet se combine souvent à d’autres éléments, mais ces éléments ne sont pas des conditions sine qua non. Ceux ou celles qui insistent sur d'autres éléments, comme conditions nécessaire, nous semble venir tout simplement brouiller la réalité. 

Il est probable qu'un tel projet discriminatoire ne puisse pas être mené sans un pouvoir autoritaire, mais la remise en question des institutions démocratiques n'est pas une condition sine qua non. On peut en outre supposer que un gouvernement puisse faire modifier certains principes à valeur constitutionnelle, par le biais du parlement réuni en Congrès (si on prend le cas de la France) ou du référundum. Par exemple, faire modifier la constitution, pour donner à la "préférence nationale" une valeur constitutionnelle.

Néanmoins, il pourrait être formulé une critique à cette affirmation de la centralité du projet discriminatoire. Cette objection pourrait consister à dire qu’il existe des régimes politiques qui ont pratiqué ou qui pratiquent encore des formes de discrimination sans que l’on puisse parler d’extrême-droite. Par exemple, l’interdiction pour les couples de même sexe de se marier peut être considéré comme une discrimination. Notre idée c’est que l’antinomie du régime politique d’extrême-droite est un régime politique qui idéalement se positionne contre toute forme de discrimination. Un mouvement d’extrême-droite est un mouvement politique qui à une époque donnée tente de revenir sur les droits civils, politiques et sociaux acquis par une minorité ou qui se prononce pour le maintien d’une discrimination alors que la plupart des pays l’ont aboli. Cette définition est donc comme on le voit possiblement assez extensive, mais c'est un point que nous assumons. La défense, par des partis qui ne sont pas classifiés habituellement d'extrême-droite, de mesures discriminatoires - comme des mesures de préférence nationale (comme dans le cas de la Loi immigration de 2024) - témoigne de tendances à l'extrême-droitisation. Les partis d'extrême-droite sont ceux pour qui ce projet discriminatoire est au coeur de leur programme. Un parti dont le coeur du projet est "la préférence nationale" ne saurait être simplement taxé de souvrainiste. Il s'agit d'un parti d'extrême-droite.

Une autre erreur nous semble-t-il que l’on commet concernant l’extrême-droite est d’identifier son projet discriminatoire à un ciblage des étrangers, des minorités ethniques ou raciales. Nous considérons que constitue un projet d’extrême-droite tout projet qui vise à discriminer des minorités (au sens politique) quel qu’elles soient : religieuses, ethniques, raciales, sexuelles ou encore de genre, par exemple. Il n’est pas nécessaire que plusieurs groupes soient ciblés : un seul groupe social suffit.

Dans un tel cadre, par exemple, la droite catholique traditionnaliste - qui classée habituellement comme d'extrême-droite - l'est parce qu'elle développe entre autres un projet discriminatoire à l'égard des personnes LGBT.

On peut se demander par ailleurs quel lien entretient la lutte contre l’extrême-droite avec la lutte contre le système capitaliste ou néolibéral. Il peut y avoir une forme de libéralisme économique qui pour des raisons d’efficacité économique prône la lutte contre les discriminations. A l’inverse, certains courants de l’extrême-droite peuvent se proclamer contre le libéralisme économique, voire anti-capitaliste. De ce fait, l’éducation populaire peut se positionner contre le capitalisme néolibéral, mais la lutte contre un projet politique discriminatoire constitue le coeur de cible de la lutte contre l’extrême-droite.

Il faut cependant tenir compte du fait que si les inégalités sociales et les discriminations ne sont pas identiques, elles entretiennent des liens entre elles. Les discriminations tendent à produire des inégalités sociales. Les groupes victimes de discriminations tendent de ce fait à subir davantage les effets des inégalités sociales. C'est pourquoi il devrait bien y avoir un lien entre anti-capitalisme et lutte contre les discriminations. 

Autre point, peut-on dire que les extrêmes se rejoignent ? Bien que la notion d’extrême soit utilisée dans les deux cas : extrême-gauche et extrême-droite ne sont pas symétriques. On peut retrouver des projets autoritaires à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, une hostilité à la démocratie représentative dans les deux cas. Mais on ne trouve pas de projet discriminatoire dans l’extrême-gauche. En revanche, l’extrême-gauche se caractérise par son projet anti-capitaliste. A noter, que tous les courants d'extrême-gauche n'ont pas développés historiquement un projet autoritaire (voir par exemple l'anarchisme). 


- La définition de la démocratie

Le terme de démocratie est un concept qui peut renvoyer à différentes conceptions. Certains auteurs distinguent entre la démocratie directe et la démocratie représentative. D’autres opposent la démocratie qui repose sur la souveraineté du peuple et l’État de droit qui implique le respect des droits humains (cette dernière approche étant plutôt liée à la tradition libérale). Il arrive encore qu’on oppose la démocratie, qui serait le régime de la prise de décision à la majorité, à l’anarchisme, qui serait le régime de la prise de décision au consensus.

Pour lutter contre l’extrême-droite, il nous semble insuffisant de définir la démocratie par rapport à la prise de décision à la majorité qui entraîne le risque d’écrasement des droits des minorités. De ce fait, la tradition républicaine (présente par exemple chez Rousseau) qui définit la démocratie par la souveraineté populaire à la majorité nous semble insuffisante pour définir la démocratie.

La définition de la démocratie doit inclure la reconnaissance des droits des minorités opprimés de manière à pouvoir défendre les groupes socialement discriminés. 


- La pédagogie mythifiante de l’extrême-droite

L’une des missions de l’éducation populaire devrait être de lutter contre la pédagogie mythifiante de l’extrême-droite. Pour cela, il est nécessaire de reconnaître ce qui distingue une pédagogie mythifiante d’une pédagogie émancipatrice. Au sens d’Albert Ogien, un mouvement d’émancipation est un mouvement qui lutte contre l’oppression d’un ou plusieurs groupes socialement minorisé.

De ce fait, une pédagogie émancipatrice est opposée au projet discriminatoire qui caractérise la pédagogie mythifiante de l’extrême-droite.

L’extrême-droite soutient depuis les années 1980, l’idée qu’elle doit développer une « métapolitique ». Cette expression désigne l’idée de mener une bataille culturelle pour imposer ses idées dans le débat public. Pour l’extrême-droite, les médias ou les Universités sont acquis à une idéologie de gauche, voire d’extrême-gauche. Ce qui fait que l’extrême-droite tend à créer des pseudo-théories alternatives aux recherches en sciences sociales. L’une des plus célèbres de ces pseudo-théories est celle du mythe du « Grand remplacement ». Cette psuedo-théorie a été une source d’inspiration dans plusieurs attentats meurtriers.

De ce fait, il est très important de remarquer un premier point : la pédagogie mythifiante de l’extrême-droite tend à s’appuyer sur des notions ou des interprétations qui ne sont pas reconnues dans les sphères académiques des sciences sociales.

Il est donc important de comprendre que les sciences sociales s’appuient sur des enquêtes empiriques qualitatives et quantitatives. Les études quantitatives (statistiques) en particulier ont conduit à objectiver l’existence d’inégalités sociales et de discriminations. De ce fait, ce critère est un des éléments central pour distinguer une pédagogie mythifiante d’une autre forme de pédagogie.

On peut dire de l’idéologie néolibérale qu’elle s’appuie aussi sur des travaux en sciences sociales à la différence de la pédagogie mythifiante. Néanmoins, les travaux sur lesquels s’appuie la pédagogie hégémonique néolibérale renvoie à un paradigme individualiste. Cela implique que la société est analysée à partir d’actions individuelles. Or les travaux statistiques en sociologie tendent à mettre en lumière des structures sociales stables comme des inégalités sociales entre classes sociales ou des discriminations touchant davantage certains groupes sociaux que d’autres. C’est ce qu’on appelle des inégalités sociales et des discriminations structurelles. Nous ne sommes donc pas dans une « société d’individus » contrairement à ce qu’affirment certains.

Or la pédagogie mythifiante, là encore sans s’appuyer sur des enquêtes empiriques d’aucune sorte, essaie de renverser le sens des discriminations : l’extrême-droite masculiniste met en avant une oppression des hommes par les femmes et les féministes, l’extrême-droite LBGTphobe parle de la puissance d’un prétendu lobby LGBT ou encore comme nous l’avons vu l’extrême-droite raciste fait état d’un prétendu mouvement de « Grand remplacement » des natifs par les immigrés.

Comme on le voit, l’extrême-droite est également adepte des théories du complot qui lui servent d’alternative à des recherches fondées sur des méthodes empiriques d’enquête. Ces théories du complot s’appuient sur une forme d’intentionnalisme. Cela consiste à considérer que les réalités sociales sont le produit d’intentions cachées prises par des groupes. Alors que les sciences sociales, lorsqu’en particulier elles s’appuient sur des recherches statistiques visent à mettre à jour des structures, ce qui veut dire des régularités statistiques qui expliquent l’organisation sociale.


Conclusion :

Pour finir, nous souhaitons formuler deux hypothèses sur pourquoi le projet discriminatoire de l’extrême-droite n’est pas généralement mis en avant comme critère premier :

a) le premier tient à une focalisation sur l’extrême-droite historique antisémite et raciste. Mais, même cette extrême-droite a pu porter un projet discriminatoire et réactionnaire pour les femmes, les personnes en situation de handicap et les personnes LGBT.

b) l’autre point, c’est qu’en centrant la définition de l’extrême-droite sur son projet discriminatoire, on met en lumière les continuités qui peuvent exister avec d’autres conceptions du régime politique. Les démocraties libérales ont pu s’accommoder et peuvent s’accommoder encore de certaines discriminations. Par exemple, les militant.es pour les droits des personnes en situation de handicap considèrent comme ségrégatif et discriminatoire le placement des personnes, et en particulier des enfants, en institution.

Un des problèmes de notre époque, c'est que nombre d'intellectuels sont plus occupés à trouver des équivalences entre la gauche radicale et l'extrême-droite, qu'à combattre le projet discriminatoire de l'extrême-droite. 

Or pour résumer, l'extrême-droite: désigne une mouvance politique (ex: parti politique) a) dont le coeur est un projet législatif discriminatoire et/ou de remise en question des droits de groupes socialement discriminés (ex: législation mettant en place la préférence nationale) et b) qui vise donc à remettre en question des droits acquis par des minorités. 

NB: Signalons qu'un des points qui distingue les travaux en sciences sociales qualitatifs et la philosophie sociale du simple essayisme est leur prise en compte des études statistiques quantitatives, en particulier celles qui objectivent les inégalités sociales et les discriminations sociales. 

A titre d'illustration, on peut lire cet entretien avec le sociologue Vincent Tiberj: 

Mary, C., & Boiteau, V. (2024, August 25). Vincent Tiberj : «Il n’y a pas de droitisation des citoyens mais de la scène politique et médiatique». Libération. https://www.liberation.fr/idees-et-debats/vincent-tiberj-il-ny-a-pas-de-droitisation-des-citoyens-mais-de-la-scene-politique-et-mediatique-20240825_OO6QFYZ6TVHMLBGJXCTVVLKGBU/?at_platform=Twitter&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1724613859-1

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iPhiloxime. (2024, June 5). L’extrême droite, c’est quoi ?  CONCEPTOTHÈQUE [Video]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=1sIwyqb7aVo

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