Analyse de trois idéaux types de la pédagogie publique

 

La pédagogie publique est un courant de recherche en sciences de l’éducation qui s’intéresse à l’analyse des discours hégémoniques et contre-hégémoniques. Dans ce texte, nous dégagerons trois idéaux types de pédagogie publique : la pédagogie publique contre-hégémonique (ex : éducation populaire politique), la pédagogie publique hégémonique (ex : les médias mainstream), et la pédagogie publique mythifiante (ex : les médias de la fachosphère).


I. Qu’est-ce que la pédagogie publique ?


La pédagogie publique est un champ de recherche qui est apparu à la fin des années 1990 aux Etats-Unis avec le pédagogue critique Henry Giroux (2004). Ce champ s’est développé dans le monde anglo-saxon. Il existe entre autres un handbook (Sandlin, 2009) consacré à ce champ, un centre de recherche à l’université d’East Londoni ou encore une revue spécialisée à l’Université de Victoria (Australie) depuis 2016ii.


Selon le Centre international de Pédagogie public de l’Université d’East London, on peut définir la pédagogie publique de la manière suivante :


« La pédagogie publique est un domaine relativement nouveau de la recherche en éducation qui étudie l'application et le développement de la théorie de l'éducation au-delà de l'enseignement formel. La pédagogie publique comprend l'analyse des domaines de l'éducation culturelle, de l'espace public, de la culture populaire et de la lutte politique. Elle a été définie par Sandlin et al. (2011) comme comprenant cinq domaines :

1. citoyenneté dans et au-delà de l'école

2. théorie pédagogique sur la culture populaire et la vie quotidienne

3. institutions informelles et espaces publics comme espaces éducatifs

4. discours culturels dominants

5. intellectualisme public et activisme social »


Entre autres dimension à laquelle s’intéresse la pédagogie, ce sont les pratiques de pédagogie publique dans les médias sociaux (Karsgaard, 2023).


2. Paulo Freire et la pédagogie publique.


Parmi les auteurs qui sont considérés comme précurseur de la pédagogie publique, on trouve Gramsci avec l’idée de production d’une hégémonie culturelle : « Cette relation existe dans toute la société et pour chaque individu à l'égard des autres, entre couches intellectuelles et non intellectuelles, entre gouvernants et gouvernés, entre maîtres et disciples, entre dirigeants et dirigés, entre avant-gardes et corps d'armée. Tout rapport d'"hégémonie" est nécessairement un rapport éducatif » [Q10 II, § 44].


Autre précurseur de la pédagogie publique, Paulo Freire : En effet, il écrit dans Pédagogie des opprimés : « « Tous ces mythes – ainsi que d’autres que la lectrice ou le lecteur pourra ajouter –, dont l’introjection par les masses populaires opprimées est un préalable à leur conquête, leur sont apportés par la propagande bien organisée, par les slogans, véhiculés par ce qu’on appelle toujours les « moyens de communication de masse ». Comme si déposer ce contenu aliénant en elles était vraiment de la communication. » Il ajoute en note : « Nous ne critiquons pas les médias eux-mêmes, mais l’usage que l’on en fait. » (Extrait de « La conquête », in Pédagogie des opprimés, p.182). La pédagogie anti-dialogique comprend plusieurs stratégies : la conquête, l’invasion culturelle et la manipulation. La conquête passe par l’usage des médias de masse pour mythifier les opprimés.


A cette pédagogie publique mythifiante, il oppose une pédagogie dialogique ou libératrice (appelée le plus souvent aujourd’hui « pédagogie critique » ou « pédagogie radicale »). On parlera à propos de cette pédagogie de « pédagogie publique contre-hégémonique ».


On peut distinguer les éléments suivants de cette pédagogie (en s’appuyant sur Pédagogie des opprimés) :


- La prise en compte de l’expérience vécue des opprimés : Ce type de pédagogie publique apparaît par exemple dans les contenus sur Internet (blog, video…) où des personnes socialement discriminées raconte leur expérience vécue (ex : femmes, personnes racisées, personnes LGBT….)


- La pratique dialogique : La pratique dialogique se retrouve traditionnellement dans les pratiques d’éducation populaire. Mais le Web contributif a permis de déveloper ces pratiques avec les forums ou encore les tchat. On peut par exemple noter la manière dont des chaînes de pédagogie contre-hégémonique se sont développées sur la plateforme twitch : Usul, Dany et Raz…


- La problématisation de la réalité sociale : Elle consiste à ne pas prendre la réalité sociale comme une évidence et une fatalité. Cette activité de problématisation s’oppose chez Freire à la conscience première (naïve) et à la « conscience fataliste » (terme qu’il utilise dans pédagogie de l’autonomie).


- Le recours à des théories critiques : La pédagogie critique met en dialogue des connaissances issues de l’expérience vécue (savoirs chauds) et des savoirs issus des théories critiques (philosophie critique, science sociale critique...). On peut ainsi constater que de nombreux supports en ligne sont consacrés à expliquer des termes issus du monde académique comme « genre », « intersectionnalité », « décolonial », « privilège blanc », « racisme institutionnel »….


- La conscientisation : L’un des objectifs de la pédagogie critique est de viser une conscientisation. Il s’agit de faire en sorte que les personnes appréhendent les injustices non pas comme une relation entre deux individus, mais comme un rapport social structurel.


- La praxis : Un autre objectif de la pédagogie contre-hégémonique est d’engager les personnes dans des mouvements sociaux pour la justice sociale.


3. Pédagogie hégémonique et pédagogie mythifiante


Néanmoins, il nous semble que Paulo Freire lorsqu’il évoque la « conquête » ne distingue pas au sein de ce processus deux formes de pédagogie publique  qui devraient être selon nous mieux distingués : la pédagogie hégémonique et la pédagogie mythifiante. Il s’agit de deux idéaux types, mais on verra que dans certains cas, la pédagogie mythifiante peut s’infiltrer dans la pédagogie hégémonique.


- La pédagogie hégémonique :


La pédagogie hégémonique se caractérise par un certain nombre de traits que nous allons identifier. L’un des auteurs à avoir analysé le fonctionnement des médias hégémoniques est Pierre Bourdieu avec son opuscule sur la télévision (1996). Cette critique des médias a trouvé sur le plan militant un prolongement par exemple dans l’association ACRIMED.


- Les médias passifs : La pédagogie hégémonique se développe dans le cadre de médias passifs, à savoir les médias de masse dits traditionnels (qui ne permettent pas une interaction avec le public) : la presse nationale, la radio ou encore la télévision.


- La concentration des médias : les médias hégémoniques sont détenus par l’État ou par des milliardaires qui en sont les actionnaires majoritaires.


- Le « fatalisme néolibéral » (Freire) : les médias hégémoniques peuvent être considérés comme diffusant une vision du monde qui met en avant l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au système néolibéral et capitaliste actuel.


- La spectacularisation de l’expérience vécue : lorsque l’expérience vécue des personnes socialement discriminées est abordée, elle est souvent transformée en « spectacle » (Debord) dont l’objectif est de faire monter l’audimat afin de récolter plus de recettes publicitaires.


- L’hétéronomie face aux novlangues : les médias hégémoniques sont poreux à des intérêts extérieurs économiques et politiques, et peuvent reprendre sans critique des notions idéologiques qui ont été produits dans des espaces extérieurs au monde journalistique : « charges patronales » (expression issue des milieux patronaux, plutôt que « cotisations sociales »), « dégâts collatéraux » (vocabulaire militaire)...


Paulo Freire pourrait considérer que les médias hégémoniques jouent un rôle dans la mythification dans la mesure où ils véhiculent selon lui des mythes tels que « la méritocratie ». Mais les médias dominants (ou hégémoniques) ne sont souvent pas le lieu de production de ces mythes ou de ces « novlangues ». Les médias dominants fonctionnent plutôt comme des caisses de résonance pour ces discours.


- La pédagogie publique mythifiante :


Ce que nous appelons pédagogie mythifiante possède à notre avis plusieurs caractéristiques qui la distingue de la pédagogie contre-hégémonique et de la pédagogie hégémonique.


- La critique de la pédagogie hégémonique : La pédagogie mythifiante partage avec la pédagogie contre-hégémonique, une critique des médias hégémoniques, dont elle considère qu’ils ne diffusent pas suffisamment son idéologie. Les tenants de la pédagogie mythifiante parlent ainsi par exemple de « réinformation » pour désigner leur activité.


- Le complotisme : il s’agit là d’une différence avec la pédagogie contre-hégémonique. Alors que la pédagogie contre-hégémonique se réfère à des travaux académiques, issus des sciences sociales critiques, la pédagogie mythifiante s’appuie sur des théories complotistes telles que « le Grand remplacement » (notion inventée par le théoricien d’extrême-droite Renault Camus), le « lobby LGBT »...


- L’invention d’une « novlangue » (Orwell) : à la différence de la pédagogie contre-hégémonique, qui s’appuie sur les sciences sociales critiques, les termes spécifiques de la pédagogie mythifiante proviennent des milieux militants d’extrême droite : « immigrationnisme », « droits-de-l’hommisme », « décivilisation »… Les tenants de la pédagogie mythifiante parlent de « métapolitique ».


- L’idéologie discriminatoire : les promoteurs de la pédagogie mythifiante développent un discours discriminatoire. Leurs cibles principales sont les groupes socialement discriminés : les femmes, les personnes LGBT, les personnes racisées….


- L’expérience vécue des oppresseurs : la pédagogie mythifiante essaie de faire passer l’expérience vécue des oppresseurs pour un vécu opprimé : par exemple avec la notion de « racisme anti-blanc »...

- La porosité de la pédagogie hégémonique à la pédagogie mythifiante :


On peut percevoir au moins deux voies de porosité de la pédagogie hégémonique à la pédagogie mythifiante :


La reprise des thématiques et des notions de l’extrême-droite par les politiques de l’arc républicain :

- Laurent Fabius (PS, 1984) dit : « l’extrême-droite ce sont des fausses réponses à des vraies questions ».

Les thématiques concernant l’immigration ou l’insécurité sont largement reprise par le droite républicaine et une partie de la gauche (sociale libérale ou souvrainiste).

- Emmanuel Macron reprend les termes venus de l’extrême-droite de « décivilisation », « d’immigrationnisme » ou encore de « droit-de-l’hommisme »….


Lorsque un milliardaire, qui détient plusieurs médias nationaux traditionnels, adhèrent aux idées d’extrême-droite et favorise sur ces médias des contenus et des éditorialistes favorables à ces idées.



Bibliographie :


Giroux, H. A. (2004). Cultural studies, public pedagogy, and the responsibility of intellectuals. Communication and critical/cultural studies, 1(1), 59-79.

Karsgaard, C. (2023). Instagram as public pedagogy: Online activism and the Trans Mountain Pipeline. Springer Nature.

Sandlin, J. A., Schultz, B. D., & Burdick, J. (Eds.). (2009). Handbook of public pedagogy. Routledge.

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