Les extrêmes se rejoignent-ils ?

 

Nous proposons dans cet article une analyse critique, du point de vue de la recherche en pédagogie publique, de l’idée que les « extrêmes se rejoignent » et seraient donc équivalents.


Contexte :


Durant l’après-guerre, avec la notion de «totalitarisme », certains intellectuels – comme R. Aron ou encore H. Arendt -, ont développé l’idée de traits communs entre les régimes nazis et le régime stalinien.


Or, on a vu ressurgir durant les dernières élections législatives de 2024, la thèse d’une équivalence entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche. Cette idée a été mise en avant par des acteurs du centre et de la droite républicaine.


A l’inverse, le RN et certains commentateurs politiques refusent d’accoler la notion d’extrême-droite au RN (c’est le cas par exemple de Marcel Gaucheti en 2022)


Des médias, comme Le monde ou LeHuffPostii ont rejeté cette idée en rappelant que la LFI était classée par le Ministère de l’intérieur à gauche (et non pas à l’extrême-gauche) et que le RN était classé à l’extrême-droite. Ces médias préfèrent donc l’appellation de « gauche radicale » pour désigner la LFI.


Il nous semble qu’en réalité, il n’y a pas de symétrie entre les appellations extrême-gauche et extrême-droite.


Ce qui caractérise spécifiquement l’extrême-droite est un projet « discriminatoire ». Selon les mouvances, l’extrême-droite peut être : misogyne, homophobe, transphobe, raciste, islamophobe ou antisémite. Par exemple, l’idée de « priorité nationale » relève d’un tel projet discriminatoire. Il existe, en outre, une extrême-droite mouvementiste, l’ultra-droite, qui n’hésite pas à recourir à la violence physique contre les personnes.


Ce qui caractérise en premier l’extrême-gauche par rapport au reste de la gauche, c’est sa critique des répertoires d’action conventionnels, et sa mise en avant des pratiques d’action mouvementistes (participation aux mouvements sociaux). La gauche radicale peut soutenir les mouvements sociaux, mais elle croit possible une transformation de la société par les institutions de la démocratie représentative. A ce titre, la mouvance anarchiste est l’exemple paradigmatique de l’extrême-gaucheiii.


Les organisations de gauche ou d’extrême-gauche ne portent pas un projet discriminatoire, à la différence de l’extrême-droite. Lorsqu’il est arrivé par le passé que certains groupes de l’ultra-gauche développent des thèses antisémites, cela les a conduit à dériver vers l’extrême-droite. Mais le glissement de la droite républicaine à l’extrême-droite peut se produire également.


Mouvements d’émancipation et anti-wokisme


Ce qui nous semble plus intéressant est d’analyser le clivage entre mouvements d’émancipation et anti-wokisme.


Albert Ogien définit un mouvement d’émancipation de la manière suivante : « la notion d’émancipation nomme un projet politique porté par un groupe social qui se mobilise pour s’opposer et mettre fin à la forme d’oppression ou d’ostracisation qui le frappe en raison d’une position d’infériorité qui lui est assignée par un ordre hiérarchique établi. »iv.


Pour un ensemble d’acteurs et d’actrices, la forme que prennent ces mouvements d’émancipation actuellement est désignée sous le terme de « wokisme »v. Le terme de « wokisme » est une notion à visée péjorative utilisée par les opposants à ce type de mouvements.


Aux Etats-Unis ou au Brésil, la pédagogie critique de Paulo Freire est associée, par l’Alt-right (conservateurs d’extrême-droite) au marxisme culturelvi. Cette expression désigne une théorie du complot qui affirme qu’il y aurait eu une mutation du marxisme qui s’est orienté vers les revendications culturelles pour constituer un « nouveau prolétariat » sur la base des minorités. De ce fait, derrière l’idéologie « woke », il y aurait le « marxisme culturel ». Ce marxisme culturel mènerait une lutte pour « l’hégémonie culturelle » (Gramsci).


Pour répondre à cela, la Nouvelle droite (Alain de Benoist), puis l’Alt-right états-unienne, ont théorisé une métapolitique, qui se présente comme un gramscisme de droite. La métapolitique prétend diffuser au-delà des cercles de l’extrême-droite, des idées de l’extrême-droite. On peut donc considérer l’anti-wokisme comme la marque d’une diffusion au-delà des cercles de l’extrême-droite d’une idéologie à visée discriminatoire.


Pédagogie critique et pédagogie mythifiante


Nous allons montrer pourquoi la pédagogie critique et la métapolitique (que nous préférons appeler pédagogie mythifiante) ne sont pas équivalentes en dépit d’apparents points communs superficiels.


On peut mettre en lumière deux points communs apparents :


- La première est la référence à Gramsci. Néanmoins, il n’est pas possible en réalité de détacher la théorie de Gramsci de sa finalité qui est tournée vers l’émancipation. De ce fait, le gramscisme de droite ne peut pas se réclamer de Gramsci. En outre, Gramsci ne prétend pas seulement développer une lutte culturelle, mais également une critique de l’organisation économique de la sociétévii. La superstructure (l’idéologie) ne peut pas suffire à transformer l’infrastructure (la base économique).


- La seconde est la critique des médias : Les courants d’extrême-droite prétendent mettre en œuvre une critique des médias qu’ils appellent « réinformation »viii.


On trouve également dans les mouvements d’émancipation la volonté de mettre en œuvre des média alternatifs. C’est ce que Granjon et Cardon ont appelé le médiactivismeix. Ce médiactivisme peut s’appuyer sur une critique des médias comme celle développée par Bourdieu dans Sur la télévision. Il s’agit en particulier d’une critique de la concentration économique des médias nationaux qui sont aux mains de quelques milliardaires. Mais, il ne s’agit pas d’une critique des journalistes en tant qu’ils ou elles seraient acquis de manière homogène à une idéologie de gauche ou de droite. En revanche, le fonctionnement du champ médiatique peut favoriser certaines dérives relativement à la déontologie journalistique en lien entre autres avec la concentration des médias ou la proximité avec le pouvoir politique.


- Les différences  entre pédagogie critique et pédagogie mythifiante:


Les différences d’objectif : Comme nous l’avons déjà dit, il y a une différence d’objectif entre la pédagogie mythifiante et la pédagogie critique. La pédagogie mythifiante vise à développer un discours discriminatoire dont les cibles peuvent être diverses selon la mouvance d’extrême-droite. La pédagogie critique a un objectif de justice sociale : elle vise à lutter contre les inégalités sociales et les discriminations.


La place des sciences sociales critiques : la pédagogie critique tend à s’appuyer sur des concepts issus du champ académique, et plus spécifiquement des sciences sociales. En outre, la pédagogie critique s’appuie sur des statistiques qui visent à objectiver les discriminations sociales.


La pédagogie mythifiante tend pour sa part à considérer que les travaux en sciences sociales, produits dans la sphère académique, sont dominés par l’idéologie du gauche et ne sont pas fiables.


Or même s’il est possible de critiquer les études quantitatives en sciences sociales, celles-ci s’appuient sur des discussions contradictoires qui permettent d’éprouver leur robustesse. C’est le cas par exemple de la reproduction des inégalités sociales à l’école ou par exemple des inégalités salariales hommes/femmes. Il y a un consensus scientifique sur ces résultats statistiques.


L’expérience vécue : Les deux types de pédagogie peuvent avoir recours à l’expérience vécue. Mais dans le cas de la pédagogie critique, il s’agit de l’expérience vécue des personnes socialement discriminées. Dans le cas de la pédagogie mythifiante, il s’agit d’une expérience vécue de personnes socialement privilégiées : hommes considérant qu’ils sont opprimés par les féministes, personnes qui considèrent être victimes du « lobby LGBT » ou encore personnes qui se considèrent victimes d’un « racisme anti-blanc ».


« Redpill » contre « conscientisation »  : L’idée de Redpill dans l’extrême-droite fait référence au film Matrix et à l’idée que le discours dominant serait saturé d’une idéologie de gauche. La métapolitique et la réinformation auraient pour fonction de faire voir la réalité telle qu’elle échappe habituellement, à savoir selon le « cadrage de l’extrême-droite ».


La conscientisation est une notion développée par Paulo Freire. On peut la traduire par « conscience sociale critique ». Pour lui, l’éducation populaire ou la pédagogie critique ont pour objectif de développer une « conscientisation ». Cette conscientisation est produite par le passage d’une conscience microsociologique de l’expérience vécue à une conscience macrosociologique qui est apportée par les sciences sociales.


Conclusion :


Comme, on le voit la pédagogie critique et la pédagogie mythifiante se distinguent en particulier par la place qu’elles accordent aux savoirs académiques produits par les sciences sociales, et en particulier aux études quantitatives qui objectives des discriminations sociales.


La « métapolitique » et la « réinformation » produites par l’extrême-droite s’appuient sur des concepts provenant de leurs cercles militants et sur des théories du complot (marxisme culturel, lobby LGBT, Grand remplacement...)

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iFrance Culture. (2022, May 12). Marcel Gauchet, une pensée qui fâche ? [Video]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=Stn5k6P-uI8

On ne comprend pas d’ailleurs très bien l’argument de Marcel Gauchet sur l’appel au référundum de l’extrême-droite. Le cesarisme démocratique (avec le recours au « plebicite ») peut être en effet une des caractéristiques de l’extrême-droite. Le recours à un outil comme le référendum peut faire partie de la panoplie de l’extrême-droite.

iiLeHuffPost. (2022, June 17). Jean-Luc Mélenchon est-il réellement d’extrême gauche? [Video]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=oHScUBQV9IM

Monde, Le. (2024, June 21). La France insoumise est-elle d’extrême gauche ? Comprendre en trois minutes [Video]. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/comprendre-en-3-minutes/video/2024/06/21/la-france-insoumise-est-elle-d-extreme-gauche-comprendre-en-trois-minutes_6241916_6176282.html

iiiL’ultra-gauche est une sous-mouvance particulière au sein de l’extrême-gauche, voir les ouvrages de C. Bourseillier.

ivOgien, A. (2023). Émancipations. Luttes minoritaires, luttes universelles?. Textuel.

vPolicar, A. (2022). De woke au wokisme : anatomie d’un anathème. Raison présente, 221, 115-118. https://doi.org/10.3917/rpre.221.0115

viJamin, J. (2013). Anders Breivik et le «marxisme culturel»: Etats-Unis/Europe. Amnis. Revue d’études des sociétés et cultures contemporaines Europe/Amérique, (12).

viiKeucheyan, R. (2017). Alain de Benoist, du néofascisme à l’extrême droite «respectable» Enquête sur une success story intellectuelle. Revue du crieur, (1), 128-143.

viiiStephan, G. (2020). La réinformation par l’archive (2003-2013). Doctrine et constitution d’un réseau médiactiviste. Le Temps des médias, (2), 72-86.

ixCardon, D., & Granjon, F. (2014). Médiactivistes. Presses de Sciences Po.

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